TL’histoire parisienne de Frédéric Chopin commence à Vienne. Il y arrive mi-novembre en 1830, il rend quelques visites et assiste à quelques concerts. L’annonce du déclenchement de l’insurrection de novembre épouvante le jeune compositeur. Pendant que tous ses amis luttent les armes à la main, lui, depuis son enfance faible et valétudinaire, joue péniblement des concerts, est à l’affût de nouvelles arrivant de son pays et tremble à la pensée qu’il puisse arriver quelque chose à ses proches. Il écrit à son ami d’enfance avec regret : « Pourquoi ne puis-je pas battre le tambour au moins ! ». Il commence alors à travailler sur Etude en ut mineur – dite « La révolutionnaire » et sur Ballade en sol mineur : sa première composition dans ce genre, typiquement romantique. Si le romantisme était une maladie épidémique, Adam Mickiewicz, encore à Varsovie, aurait contaminé Chopin par voie littéraire avec Ballades et romances.

Chopin arrive à Paris, en traversant l’Allemagne, en septembre 1831. La France ne doit être qu’une étape avant d’atteindre Londres. Chopin a seulement 21 ans, mais il a un capital financier important, des possibilités de le développer (avec les cours de musique, qui deviennent très à la mode à l’époque, il peut gagner jusqu’à 500 francs par semaine), de plus il a une allure bon chic bon genre. « Je me lance lentement dans le monde » – écrit-il à un ami.

Chopin donne son premier concert au cours de l’hiver 1832 dans les salons de Pleyel, qui, déjà à l’époque, est une des marques de pianos les plus reconnues. Il joue entre autres ses Variations en si bémol majeur op.2 sur Là ci darem la mano. Le compositeur Antoni Orłowski, ainsi commente l’apparition de son collègue : « Il a tué à en mourir tous les pianistes d’ici. Il a laissé Paris bouche-bée ». « Les pianistes d’ici », Hector Berlioz, Franz Liszt, Ferdinand Hiller, deviennent rapidement amis avec Chopin qui développe également une amitié avec les poètes Heinrich Heine et Alfred de Vigny. Le succès artistique, didactique et social, paradoxalement, l’empêche de composer – il se concentre davantage à la préparation de l’impression de ses compositions écrites encore avant son départ de Varsovie. Chopin ne sait pas travailler rapidement : il met souvent plusieurs années entre la première ébauche d’une composition et sa version finale. Il améliore et perfectionne longuement ses œuvres destinées à être imprimées, tout en étant aussi connu pour ses improvisations d’exception (comme le disait Słowacki, surtout après avoir bu).

Au milieu des années 1830, les premiers signes graves de sa maladie se manifestent. En Pologne, on entend même la rumeur qu’il serait mort. Les notes intimes de Chopin, et surtout le journal sur son voyage de Vienne à Paris, témoignent que l’artiste ne cesse de penser à sa mort. Parfois, il se voit même comme un mort vivant. Pourtant, il ne meurt pas cette fois-ci, au contraire, il commence une nouvelle étape dans sa vie.

Le pseudonyme d’Aurore Dudevant a toujours été un problème. Juliusz Słowacki, en la louant dans les lettres à sa mère : « une sorte de Byron en jupe, enfin, Byron en prose », soupçonne que sous le prénom masculin se cache une femme. Cependant, la presse polonaise, ainsi que les critiques du XXème siècle encore, analysent les œuvres de messieurs Jerzy Sand ou Jerzy Piasek (« Georges Sable », « sand » ayant été traduit de l’anglais).

George Sand apparaît dans la vie de Chopin en 1836 lorsqu’ils se rencontrent dans le salon d’une amie commune. Dans une lettre à ses parents, le compositeur évoque son visage antipathique et le fait qu’elle soit détestable.

A cette période, Frédéric, engagé dans une relation avec Maria Wodzińska, fait une demande en mariage qui est acceptée… avec une période d’essaie. Les parents de Maria acceptent le mariage à condition que Chopin soit en bonne santé. Finalement, le mariage n’a pas lieu, le seul fruit de cette relation est Valse en la bémol majeur dédié à Wodzińska.

Madame Sand affectionne immédiatement Chopin. Elle l’invite chez elle et se rend également chez lui, avec d’autres amis. Finalement, ils deviennent un couple assez inhabituel. George Sand a déjà publié une vingtaine de ses (très nombreux) romans, elle a déjà mis un pantalon plus d’une fois et fumé plus d’un cigare. Son fils, Maurice, est plus jeune que Chopin de treize ans seulement. Quand elle apprend la relation de son amant avec Maria Wodzińska, elle demande conseil à leur ami commun, Wojciech Grzymała. La lettre contient un diagnostic émouvant sur leur relation débutante :

« […]si j’avais su qu’il y eut un lien dans la vie de notre enfant, un sentiment dans son âme, je ne me serais jamais penchée pour respirer un parfum réservé à un autre autel. De même, lui sans doute se fût éloigné de mon premier baiser s’il eût su que j’étais comme mariée ».

Ils passent ensemble plus d’une dizaine d’années, durant lesquelles le compositeur subit des crises répétitives de sa maladie, dont l’une les oblige, à interrompre leur séjour, très fructueux artistiquement, à Valdemossa, en février 1839. C’est aussi la période où Chopin compose ses plus grandes œuvres : préludes, Ballades en fa majeur, en la bémol majeur, en fa mineur, sonates en si bémol mineur, en si mineur et en sol mineur…

Chopin et Sand se quittent en juillet 1847.

Chopin est entouré d’amis et de connaissances pendant tout son séjour à Paris. Après sa rupture avec madame Sand, lors de la dégradation de son état de santé, un groupe d’amis, petit mais solide, prend soin du musicien.

Chopin fait connaissance d’Eugène Delacroix par l’intermédiaire de George Sand. Le peintre et l’écrivaine sont amis depuis longtemps. Delacroix est considéré comme un membre de la famille Sand et est invité à Nohant pour les vacances.

Sa relation avec le compositeur laisse une trace dans ses journaux intimes où il l’appelle « cher bon » et « cher petit » Chopin. Cependant, l’essentiel de leur relation repose sur leurs conversations, à la suite desquelles Delacroix parvient à la conclusion que deux domaines de l’art, au premier abord très éloignés, dans le cas échéant la peinture et la musique, peuvent non seulement agir d’une manière semblable, mais aussi être interprétés à l’aide des mêmes notions. Aussi, les règles qui régissent ces domaines correspondent, bien qu’elles soient réalisées par des moyens différents : le son pour la musique, la lumière et la couleur pour la peinture. Cette correspondance est fondamentale dans la manière de voir l’art et la réalité en général pour les romantiques.

L’amitié de Delacroix pour Chopin donne naissance à des portraits émouvants du compositeur. Sur le premier d’entre eux, Delacroix peint Dante sous les traits caractéristiques de Chopin ravagé par sa maladie. En dessous du portrait, la main de l’artiste écrit encore une fois « cher Chopin ». Chopin en Dante accompagné de George Sand sont représentés tous deux sur la coupole de la bibliothèque du palais du Luxembourg à Paris. Delacroix commence les travaux de l’ensemble de l’intérieur au début de l’année 1847. Quand il les achève, Sand et Chopin habitent déjà séparément. Ils ne parviennent pas non plus à partager un portrait commun de Delacroix dont la composition envisagée n’est connue qu’à travers un croquis. Le compositeur assis au piano est accompagné de madame Sand légèrement en retrait, les bras croisés sur la poitrine et le visage tourné délicatement vers son partenaire comme lors d’une conversation.

Le tableau achevé n’est jamais exposé, et après la mort de Delacroix, le propriétaire de l’époque le coupe en deux, puis le vend comme deux peintures séparées. De ne jours, on ne sait toujours pas si sa motivation était financière ou si on lui a demandé de le faire. Actuellement, Frédéric réside au musée du Louvre. S’il voulait rendre visite à George, exposée à l’Ordrupgaard Museum près de Copenhague, à la vitesse d’un promeneur, il mettrait au moins 229 heures.

S’il était possible de regarder, par la fenêtre ou par la serrure, dans tous les appartements parisiens de Frédéric Chopin, le travail de nombreuses générations de biographes s’avérerait inutile. Les logements successifs de l’artiste racontent parfaitement sa vie dans la capitale.

Arrivé à Paris, il s’installe d’abord dans une chambre d’hôtel près de la Cité Bergère, dans l’actuel 9e arrondissement. Il n’y habite pas plus de deux mois, puisque déjà le 18 novembre 1831 il se vante de la vue « de Montmartre jusqu’au Panthéon et sur le beau monde entier ». Le monde beau et entier n’est visible que depuis les hauteurs : la première demeure parisienne « joliment meublée » du compositeur au 27 du boulevard Poissonnière est située au cinquième étage, et de ce fait – moins chère. Chopin y reste presque un an ; pendant ce temps-là, il commence à se faire connaître non seulement dans les salons, mais aussi des critiques. Ses cours de piano jouissent d’un grand succès, l’artiste a donc besoin de plus d’espace pour assurer du confort à ses élèves. Il déménage de l’autre côté de la rue, dans un appartement au n°4 de la Cité Bergère.

Les cours sont en vogue, Chopin dépense facilement ses salaires en meubles modernes et en vêtements classiques, même si son père essaie de la convaincre de faire des économies : « jusqu’à ce que tu ne mettes quelque milles francs de côté, je considèrerai que tu es digne de pitié, malgré ton talent et les éloges que l’on te fait ».

L’appartement suivant, au 5 rue de la Chaussée d’Antin, est encore plus spacieux et splendide. Chopin le partage avec un ami de Varsovie, Aleksander Hofman. En 1834, Jan Matuszyński devient le colocataire de l’artiste et, à cette occasion, prend soin de sa santé. C’est dans cet appartement que Chopin tient son salon et où il reçoit ses amis. C’est aussi de là, qu’il part en voyage à Majorque.

De l’île, il rentre à Nohant dans la résidence de campagne de George Sand près de Paris où désormais il passera tous les étés. Au cours de son voyage, il résilie le bail de son ancien appartement et commence à en chercher un nouveau, par l’intermédiaire de ses amis Wojciech Grzymała et Julian Fontana. Ses exigences ne sont pas exagérées : « Mon Amour ! Prends-moi un petit appartement, et s’il est trop tard, prends-m’en un grand, peu importe. » – écrit-il. Quand il reçoit des offres concrètes, il insiste : « [Vérifie] si c’est correct, si ça ne pue pas, si ce n’est pas sale, s’il n’y a pas autant de voisins que l’on ne puisse pas passer? S’il n’y a pas de cornet à pistons dans la maison ou de choses semblables ? ». Ainsi, Chopin s’installe au 7, rue Tronchet, au pied de l’église de la Madeleine. Il met un quart d’heure pour rejoindre la rue Pigalle où habite madame Sand avec ses enfants. Le couple décide enfin d’emménager ensemble. Pour les liaisons extraconjugales, le plus « ensemble » c’est dans la même rue ou dans le même bâtiment. Les amants emménagent dans deux appartements voisins à Square d’Orléans. Le compositeur occupe un deux pièces avec une cuisine et vue sur le square, et l’écrivaine un logement plus grand au premier étage.

Après la séparation, Chopin déménage au n°7, rue Chaillot, non loin des Champs Élysées. Norwid écrit dans Fleures noires que le compositeur peut sortir de la maison pour se promener, mais son état est si grave qu’il doit être porté pour y rentrer. Chopin y travaille sur Mazurka en fa mineur, probablement sa dernière composition. C’est aussi de cet appartement qu’il « dégage » pour le 12, place Vendôme, où il planifie de passer l’hiver 1849. Le 30 novembre les ustensiles de l’appartement sont mis aux enchères.

La biographie parisienne de Chopin, virtuose et bon vivant, ne ressemble en rien au destin d’un émigré polonais post insurrectionnel. En préparant le retour de son voyage avec Jane Stirling en Angleterre et en Ecosse, qui aurait dû lui remonter le moral après la rupture douloureuse avec George Sand, mais qui, en réalité épuise complètement le reste de ses forces, il demande à Grzymała : « Ma vie ! Fais acheter un bouquet de violettes, pour que ça sente bon dans le salon ». Presque en même temps, Juliusz Słowacki rend visite à Seweryn Goszczyński, un poète émigré, dans sa chambrette parisienne, où il n’a même pas où s’asseoir puisque son hôte ne peut pas se permettre d’acheter une chaise, et est forcé de rapiécer ses chemises avec des bouts de drap.

Chopin, qui grâce à son talent inimitable devient un citoyen du monde et fréquente le milieu artistique cosmopolite, reste néanmoins continuellement en contact avec le milieu de l’émigration. Il fait partie de la Société (historique et) littéraire et il est un des fondateurs de la Société polytechnique polonaise au profit de laquelle il donne des concerts et participe à la récolte de fonds. Józef Bem, le fondateur de la Société littéraire, qui commence les lettres à Chopin par « Cher Chopinou », lui explique ainsi la situation financière de l’organisme : « Notre société regroupe des gens très cultivés et érudits, elle peut beaucoup, mais elle est très pauvre ».

Le musicien est aussi un invité fréquent et attendu de l’hôtel Lambert. La princesse Anna Czartoryska, dédicataire du Rondeau à la Krakowiak en fa majeur, le convie à participer à des œuvres caritatives, mais le plus souvent, il vient tout simplement à des « soirées musicales ». Les Czartoryski viennent aussi chez lui. Au printemps 1846, madame Sand écrit à son fils : « […] Hier, Chopin nous a donné de la musique, des fleurs et des boustifailles chez lui. Il y avait le prince et la princesse Czartoryski, la princesse Sapieha, Delacroix, Louis Blanc ». Pendant ce type de réceptions, il arrive, sans doute, à l’artiste de jouer pour divertir ses invités. De plus, Chopin est doué pour imiter avec humour les autres, il paraît qu’il parodiait parfaitement non seulement des comportements, mais aussi la manière de parler.

Marcelina Czartoryska, la femme du neveu du prince Adam Jerzy, est une élève et amie du compositeur. Elle s’occupe de Chopin jusqu’à la fin de sa vie, le 17 octobre 1849.

Chopin meurt longuement, assez longuement pour que le couloir de son dernier appartement puisse être piétiné par des centaines de personnes qui veulent voir l’artiste pour la dernière fois et qui, comme le commente la chanteuse Paulina Viardot, « se sont crues obligées de venir s’évanouir dans sa chambre ». C’est la sœur du compositeur, Ludwika Jędrzejewiczowa, qui ferme enfin la porte de l’appartement de la place Vendôme aux curieux. Delfina Potocka, élève et amie du compositeur, aujourd’hui plus connue pour sa correspondance amoureuse avec Zygmunt Krasicki, accompagne aussi Chopin jusqu’à la fin de ses jours. Il paraît que Potocka, sur demande de Chopin, chantait à son chevet, accompagnée de Solange, la fille de Sand, qui jouait du piano.

Chopin s’étouffe de temps à autre, mais tant qu’il peut parler, il donne des instructions concernant les œuvres inachevées (« brûler ») et le cadre musical de ses funérailles (« jouer Requiem de Mozart »). Quant à son souhait de transférer son cœur en Pologne, il l’écrit probablement sur une feuille de papier, n’ayant plus la capacité physique de s’exprimer. Depuis de nombreuses années déjà, on admet et transmet l’idée que Chopin voulait « envoyer » son cœur vers sa patrie, parce que, comme le formule Norwid, du cœur il était Polonais. De surcroit, Chopin, ayant des problèmes psychologique durant toute sa vie d’adulte, il a une peur panique d’être enterré vivant.

Le sculpteur August Clésinger, mari de Solange, fait deux masques mortuaires de Chopin : le premier documente les ravages sur l’organisme du compositeur et est remis à la famille ; le deuxième, après être lissé, nivelé et remodelé, devient le « visage » officiel du virtuose. La cérémonie funéraire a lieu à l’église de la Madeleine. Le cœur enfermé dans un pot et caché entre des plis de la robe de Jędrzejewiczowa part à Varsovie. Il repose à l’église Sainte-Croix, encastré dans un des piliers.